par FLANDRE Lun 30 Avr 2012, 08:16
J'AI PLUS ENVIE...
Par Philippe CARRESE
J'ai plus envie.
J'ai plus envie de me prendre le quart-monde dans la gueule chaque fois que je mets un pied sur la Canebière. à Marseille.
Je m'apprêtais à écrire une chronique rafraichissante pour un magazine d'été riant, bien décidé à taire mes énervements habituels.
Je m'apprêtais même à faire de l'humour.
Quelques fois, j'y arrive. Mais voilà.
Une randonnée pédestre éprouvante entre les Cinq Avenues et le cours d'Estienne d'Orves a sapé mon moral et éradiqué mes résolutions optimistes.
J'ai plus envie de relativiser.
J'ai plus envie de faire de l'humour. Et j'ai plus envie de subir ce cauchemar quotidien.
J'ai plus envie de supporter toute la misère du monde à chaque coin de rue.
J'ai plus envie de slalomer sans cesse entre des culs-de-jatte mendiants, des épaves avinées et des cartons d'emballages de fast-foods abandonnés sur le bitume chaotique du premier arrondissement.
J'ai plus envie de cette odeur de pourriture qui me saute à la gorge, de cette odeur d'urine à tous les angles de traviole, de cette odeur de merdes de chiens écrasées sur tous les trottoirs,
de ces relents de transpiration et de crasse sur les banquettes arrière du 41.
J'ai plus envie de perdre des heures en bagnole dans un centre-ville laid,
dévasté par manque total de prise de conscience individuelle et d'organisation collective.
J'ai plus envie de voir ma difficile survie professionnelle
lézardée par des bureaucrates en R.T.T,
assenant au petit peuple que la voiture est un luxe inutile,
eux qui n'ont sans doute plus pris un métro depuis des lustres.
J'ai plus envie de me retrouver sur le parvis de la gare Saint Charles
à onze heures du soir avec mes jambes et ma mauvaise humeur
comme alternative à l'absence totale de transports en commun
et à la présence suspecte de rares transports individuels qui frisent l'escroquerie.
J'ai plus envie.
J'ai plus envie de baisser les yeux devant l'indolence arrogante de jeunes connards.
J'ai plus envie de jouer les voitures-balais pour de malheureux touristes étrangers bouleversés, fraîchement dévalisés par des crétins sans loi ni repère.
J'ai plus envie de me retrouver à chercher des mots d'apaisement et à soliloquer des propos hypocrites sur la fraternité et la tolérance lorsque mes enfants se font racketter en bas de ma ruelle.
J'ai plus envie de me laisser railler par ces troupeaux d'abrutis incultes, vociférant et bruyants au milieu des trottoirs qui n'ont qu'une douzaine de mots à leur vocabulaire, dont le mot « respect »
qu'ils utilisent comme une rengaine sans en connaître le sens.
J'ai plus envie de contempler mon environnement urbain saccagé par des tags bâclés et des graffitis bourrés de fautes d'orthographe.
L'illettrisme est un vrai fléau,
il plombe même l'ardeur des vandales.
>
Et aussi...
J'ai plus envie de voir les dernières bastides mises à bas, les derniers jardins effacés d'un trait négligent sur des plans d'architectes en mal de terrains à lotir.
J'ai plus envie de cette ville qui saccage son passé historique
sous les assauts des promoteurs
(le comblement de l'îlot Malaval est une honte).
J'ai plus envie de cette ville qui perd sa mémoire au profit du béton.
Et encore...
J'ai plus envie d'écouter poliment
les commentaires avisés des journalistes parisiens en mal de clichés,
plus envie d'entendre leurs discours lénifiants sur la formidable mixité marseillaise
. Elle est où, la mixité ?
De la rue Thiers au boulevard des Dames,
la décrépitude est monochrome.
J'ai plus envie de traverser le quartier Saint Lazare et de me croire à Kaboul.
J'ai plus envie non plus de me fader encore et toujours
les exposés béats de mes concitoyens fortunés, tous persuadés que
le milieu de la cité phocéenne se situe entre la rue Jean Mermoz et le boulevard Lord Duveen.
Désolé les gars,
le centre ville, à Marseille,
c'est au milieu du cloaque,
pas à Saint Giniez.
Tous les naufrages économiques de l'histoire récente de ma ville
tournent autour de cette erreur fondamentale «
l'appréciation de la haute bourgeoisie locale »
J'ai plus envie de ce manque d'imagination institutionnalisé,
plus envie de palabrer sans fin
avec des parents dont la seule idée d'avenir pour leur progéniture se résume à : «un boulot à la mairie ou au département».
J'ai plus envie d'entendre les mots «tranquille» «on s'arrange»
«hé c'est bon, allez, ha»
prononcés paresseusement par des piliers de bistrots.
J'ai plus envie
de ce manque de rigueur élevé en principe de vie.
J'ai plus envie de l'incivisme, plus envie de la médiocrité comme religion,
plus envie du manque d'ambition
comme profession de foi.
J'ai plus envie des discours placébo autour de l'équipe locale de foot en lieu et place d'une vraie réflexion sur la culture populaire.
J'ai plus envie non plus de me tordre à payer des impôts démesurés
et de subir l'insalubrité à longueur de vie.
J'ai plus envie de m'excuser d'être Marseillais devant chaque nouveau venu croisé, décontenancé par sa découverte de ma ville.
Ma ville !
Et pourtant, Marseille.
Pourquoi j'ai plus droit à ma ville ?
Merde !
Philippe Carrese, pour Mars Mag,
Philippe Carrese est un écrivain français né à Marseille en 1956.
Il est également réalisateur > > de séries TV (Plus belle la vie) et de films. Il est chroniqueur dans la presse, ainsi qu'illustrateur. > > Enfin, il est musicien.>>
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